Ian Kershaw, "L'opinion allemande sous le nazisme"

Publié le par comprendreletotalitarisme

L'opinion allemande sous le nazisme

 

- "L'opinion allemande sous le nazisme, Bavière 1933-1945", Ian Kershaw, édition CNRS, collection Histoire XXe siècle.

 

La démocratie implique le respect constant, ou presque, de l'opinion publique, cette manifestation éphémère du peuple qui, le moment venu, se mue en corps électoral souverain. Par définition, toujours changeante et capable des plus scabreux retournements, c'est en quelque sort elle qui donne le "la" de la vie politique démocratique. Mais en va-t-il de même dans un cadre politique différent ? Évidemment, la question se pose pour ce qui concerne les constructions totalitaires, principalement au niveau de la nature des rapports qu'elles entretiennent avec les diverses composantes, et même la globalité, du corps social. Sur ce point précis, il faut reconnaître que les interprétations des spécialistes s'avèrent disparates et souvent difficilement conciliables. De plus, toutes, ou pratiquement toutes, s'appuient sur de solides argumentations, toujours impeccablement étayées. Ainsi donc, il peut apparaître plus que difficile d'acquérir des certitudes absolues.

Néanmoins, par delà l'impossibilité apparente de la résoudre, cette dernière controverse est révélatrice si elle se voit replacée dans un cadre beaucoup plus étendu, celui d'une interrogation globale portant sur la responsabilité collective du peuple allemand dans la perpétration de multiples atrocités et, surtout, dans le développement d'un processus pervers de "règlement final de la question juive" ("endlösung der judenfrage" en bon langage national-socialiste). A ce titre, elle témoigne surtout d'une divergence dans l'interprétation du degré de culpabilité d'un peuple qui se concevait alors comme élu. Certains historiens, parmi lesquels il est possible de classer Robert Gellately (lien vers l'article) ou Götz Aly (lien vers l'article), peuvent être qualifiés d'intransigeants en ce qu'ils mettent plutôt l'accent sur l'implication, voir la participation active, de l'ensemble des classes et catégories d'individus à la matérialisation de la "weltanschauung" nazie, et partant au génocide de communautés ethniques conçues comme inférieures. Avouons-le d'emblée, ce n'est absolument pas le cas de Ian Kershaw qui, même s'il partage avec eux certaines conclusions, s'en démarque néanmoins assez nettement sur de nombreux autres points. Le grand historien britannique refuse notamment de les rejoindre dans leur intransigeance interprétative. La vision du rôle du peuple allemand qu'il est amené à développer, par exemple au sein de l'ouvrage qui nous intéresse aujourd'hui, fait en effet preuve de plus de retenue en ce qu'elle débouche sur la mise en avant d'un certain consensus mou au sein de la population germanique de l'empire. Certes, les gens craignaient la cruauté et la toute-puissance de la SS et, même, de ses partenaires et concurrents, le Parti, la SA, la Gestapo, le SD pour ne citer qu'eux, ce qui les dissuadait de toute opposition visible. Mais s'ils choisirent la plupart du temps de fermer les yeux, ce n'est pas exclusivement de ce fait. Ce serait plutôt, selon Ian Kershaw, l'expression de l'approbation quasi-générale des visées politiques globales du régime. Pêle-mêle et en résumé, la reconstitution d'une construction étatique commune à toutes les populations germaniques, le rétablissement du statut de puissance mondiale de premier plan pour cette dernière, la garantie de stabilité du corps politique et de l'impossibilité d'un retour à la période anarchique consécutive à la défaite de 1918, voir même la juste répartition des richesses nationales et des bénéfices industriels et commerciaux par le biais d'un État à connotation nettement paternaliste... Dans ce sens, l'antisémitisme viscéral, voir pathologique chez certains leaders nazis (penser ici à Julius Streicher et son ordurier "Stürmer"), la suspension des libertés publiques les plus élémentaires, la répression politique inflexible propagée par des séides lâchés en meutes vociférantes dans les rues, tout cela fut bien trop souvent perçu comme le prix à payer pour des bienfaits par ailleurs largement dispensés par le régime. En définitive donc, même si cet ensemble de points négatifs pouvaient indisposer passagèrement, ils ne conduisirent jamais à une remise en cause du système. Et ce y compris lorsque les juifs qu'on avait l'habitude de côtoyer furent d'abord ghettoïsés, puis disparurent purement et simplement de la circulation.

Bien entendu, ce tableau dressé par l'historien d'outre-Manche résulte d'une fine analyse des comportements et attitudes politiques des membres de diverses composantes de la société allemande de l'époque. En premier lieu ceux du monde paysan dont les aspirations ne cessent de pencher en faveur d'un conservatisme prudent aux colorations nettement individualistes. Ceux aussi de la classe ouvrière, de loin le groupe le plus remuant auquel doit faire face l'État nazifié. Porteur privilégié de revendications radicales, il sera logiquement le plus encadré et le plus contrôlé par la superstructure répressive, mais aussi le plus choyé aux travers d'organisations telles que "La force par la Joie" (ou "Kraft durch Freude") ou le "Bien-être Populaire National-Socialiste" (NSV ou "Nationalsozialistische Volkswohlfahrt"). Enfin ceux de l'élite, cette bourgeoisie scindée en multiples strates, qui, elle aussi, fut rassurée et amadouée par le nazisme triomphant. A ce stade, il serait tentant d'en conclure que les nouveaux maîtres du pouvoir surent dès le début s'imposer et ne rencontrèrent même aucune difficulté à mener leur politique, quel que soit au demeurant le domaine concerné. En brillant défenseur d'une approche plus mesurée, Ian Kershaw démontre ici le contraire, notamment lorsqu'il met en lumière certaines formes de résistance au nazisme pouvant osciller au gré des événements et des causes à défendre. S'il ne se trouva en effet pas grand monde pour prendre fait et cause pour les juifs, il ne manqua jamais de partisans pour défendre les droits de l'Église ou pour s'opposer publiquement à l'élimination des personnes déficientes. A tel point que, dans ces dossiers en particulier, les visées des hitlériens, y compris celles de leur chef en personne, furent contrecarrées avec succès par de vastes coalitions d'intérêt particuliers ou sectoriels. Ceux par exemple des catholiques qui n'acceptèrent pas la disparition proclamée de leur religion ancestrale et se battirent, en Bavière principalement, pour sauvegarder la croix dans les écoles. Ceux des nationalistes bavarois qui s'opposèrent ouvertement au remplacement par la croix gammée de leur drapeau régional traditionnel lors des fêtes votives.

A la lumière de ces quelques exemples, il apparaît donc que les possibilités de résistance ("widerstand") au nazisme et à sa vision totalitaire de la société ne manquèrent pas. Mais, d'un autre côté, il faut bien admettre, avec Ian Kershaw, qu'au-delà de ces quelques combats d'arrière-garde l'opinion publique allemande n'était plus en mesure d'influer notablement sur la politique menée au plus haut niveau, ne serait-ce qu'en raison de la concentration des moyens répressifs entre des mains nazies. Même si Hitler échoua donc à faire germer une communauté de race germanique au sein de laquelle les comportements individuels égoïstes auraient laissé place à une solidarité de race et à une approbation sans faille du régime, rien ne l'empêcha pour autant de commanditer les pires atrocités et au final de concevoir, aidé en cela par un nombre finalement restreint de partisans, un système industriel d'éradication de l'individu.

Enfin et pour conclure, quoi qu'il soit possible de penser du positionnement interprétatif de l'historien anglais et de son opposition à une mise en accusation de l'ensemble du peuple allemand pour complicité plus ou moins active avec les crimes nazis, il faut bien reconnaître sa précieuse contribution à notre connaissance générale de l'expérience totalitaire nationale-socialiste. "L'opinion allemande sous le nazisme" s'inscrit ainsi dans le prolongement d'une œuvre personnelle de longue haleine dont il se révèle, au minimum, indispensable de prendre connaissance et de s'imprégner.

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