Christopher R. Browning, "Les origines de la Solution finale"

Publié le par comprendreletotalitarisme

Les origines de la Solution finale

 

- "Les origines de la Solution finale. Les évolutions de la politique antijuive des nazis (septembre 1939-mars 1942)", Christopher R. Browning, édition Les Belles Lettres, collection Points Histoire.

 

Christopher R. Browning n'est pas le premier historien à tenter de démonter les mécanismes ayant conduit à l'application d'une "solution finale à la question juive" ("endlösung der judenfrage" en Allemand), le nom de code de ce qui demeure, aujourd'hui encore, le pire crime de masse jamais perpétré. D'autres, Hilberg, Kershaw, Aly, pour ne citer qu'eux, aux noms prestigieux, s'y sont essayés et ont, de fait, mené les premières études structurées centrées sur le processus d'annihilation, apportant ainsi à leurs collègues, tout autant qu'au grand public, les éléments de compréhension de ce phénomène si déroutant pour des esprits n'ayant pas vécu l'époque.

Leur indéniable apport à notre connaissance du IIIe Reich, et plus largement à celle du totalitarisme européen, vient donc s'imposer comme un tout qu'il demeure difficile de dépasser. Mais il faut bien reconnaître que là ne réside pas vraiment l'objectif de Christopher Browning. En effet, une étude générale du processus de destruction implique l'adoption d'un angle d'analyse généraliste, détaillant donc à la fois le vécu des victimes, en tant qu'individus ou membres d'une communauté identifiable, de la base au sommet celui des divers acteurs et exécutants de la mise à mort collective, et surtout celui de la majorité qui, malheureusement, dans bien des cas, demeura silencieuse. Aussi, l'historien américain modère-t-il ses ambitions pour se consacrer exclusivement aux bourreaux et à leurs péripéties exterminatrices. Dans ce cadre très strict et limité, il s'attache ainsi à pénétrer le système, à mettre en lumière le lent cheminement qui, de l'exclusion sociale, politique, économique et culturelle, débouchera sur la ghettoïsation, l'expulsion et en fin de compte l'extermination pure et simple des juifs. Cette dernière étape, en gros la phase finale de l'"endlösung", ayant tendance, par la perversité même de ses procédés et des formes de mises à mort promues, à oblitérer le reste dans l'inconscient collectif, il s'avère grandement nécessaire, comme le chercheur anglo-saxon tente de le faire au sein de cet ouvrage, de revisiter en détail chaque phase du sombre processus induit par un national-socialisme hégémonique à l'intérieur et triomphant à l'extérieur. Ainsi donc, le champ historique est-il même limité à l'année 1942, plus précisément à ses premiers mois. Après, le complexe d'annihilation tourne à plein et, partant, y consacrer une partie de la présente étude n'aurait conduit à rien de concluant.

Ceci dit, que peut bien apporter l'adoption d'un tel point de vue ? Tout d'abord, une vision claire de la situation de départ, c'est à dire du consensus quasi-général en Allemagne axé sur deux ou trois thèmes raciaux majeurs. Premièrement, la suprématie culturelle et politique du "sang germanique". Deuxièmement, l'infériorité manifeste des peuples "orientaux", principalement slaves et juifs. Enfin, troisièmement, la nécessité de protéger la substance de la race élue de toute contamination débilitante. Inutile à ce stade de préciser la perversité de telles conceptions, le simple fait qu'elles aient été en mesure de se diffuser dans l'ensemble de la société, sous l'impulsion d'une clique d'excités pathologiques, est déjà suffisamment révélateur des maux qui torturaient alors l'âme allemande.

Ensuite, dans un second temps, il permet de saisir dans toute leur finesse les évolutions de cette pensée ségrégationniste et inhumaine propre au totalitarisme national-socialiste, et donc d'autoriser une approche originale en ce qu'elle permet de segmenter le processus en phases qui se laissent ainsi plus aisément appréhender. Mais, bien plus, cette méthode conduit tout autant à mettre en lumière divers accélérateurs ou retardateurs à l'action, contribuant par là même à dévoiler les ressorts profonds de la pathologie commune à tous les acteurs du complexe industrialisé d'élimination de l'humain. Le premier en importance demeurant incontestablement un racisme généralisé, manifestation ultime, non pas d'une communauté de race soudée, mais bien plutôt d'une compulsion perverse de domination totale conduisant à la négation de l'autre, qu'il soit juif, communiste, partisan, ou tout simplement non-allemand. Le tout largement complété par un irrédentisme et un impérialisme jaloux qui conduiront l'Allemagne à faire de l'Europe, et du monde entier, un immense champ de bataille. Ce constat tiré, il n'est dès lors plus étonnant que le conflit à l'Est soit devenu pour le peuple national-socialiste "une guerre d'extermination", ni surtout qu'il ait présidé à la pire radicalisation possible en matière de traitement des populations soumises, et en particulier vis-à-vis de l'ennemi conçu comme éternel, le "juif".

Quelles que puissent être donc les excellentes productions des historiens majeurs, le fait que Christopher R. Browning offre la possibilité de s'immiscer au coeur même de cette expérience démente mérite de se voir salué. Car l'homme, qui n'en est pas à son coup d'essai en cette matière puisque c'est lui déjà qui nous avait permis de pénétrer dans l'intimité des tueurs ordinaires dans un précédent ouvrage, ceux du 101e bataillon de réserve de la police allemande (article à venir), apparaît désormais comme un des piliers de la recherche historique. A ce titre, il est certain que son oeuvre globale demeurera essentielle et que "Les origines de la Solution finale" y figureront à coup sûr en bonne place.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article