Robert Gellately, "Avec Hitler - Les Allemands et leur führer"

Publié le par comprendreletotalitarisme

512PQJEKSFL. SL500 AA300

 

- « Avec Hitler : les Allemands et leur Führer », Robert Gellately, édition Flammarion.

 

"Gestapo". Ce nom seul suffit en général à inspirer l'horreur la plus absolue. L'organisme, cette fameuse "Police Secrète d'État" (en Allemand "Geheime Staat Polizei") dont les nazis usèrent sans mesure afin de domestiquer et de surveiller le corps social allemand, demeure en effet de sinistre mémoire. La liste de ses crimes, les méthodes atroces qu'elle n'hésita pas à employer, les témoignages mêmes de ceux qui parvinrent à sortir de ses griffes, tendent, il est vrai, à nous la présenter comme un monstre sanguinaire broyant la substance de l'individu. A ce titre, elle incarne dans nos esprits la quintessence de ce que put représenter la terreur nazie.

Et c'est justement en rupture avec cette dernière approche que Robert Gellately inscrit son effort analytique. S'appuyant sur les rares sources administratives subsistantes, rapports d'activités et études internes au complexe militaro-policier, l'historien canadien en vient à développer une perception originale et innovante des rapports complexes qui lièrent police secrète nationale-socialiste et populations allemandes. Car, loin de mettre uniquement en relief la brutalité des forces répressives nazies, ces témoignages écrits contribuent largement à dégager les éléments d'un consensus minimal entre l'État totalitaire et les individus reconnus par lui comme membres de la "communauté nationale" ("volksgemeinschaft"), et à ce titre traités en "volksgenossen" ou "camarades de race".

Dans un tel contexte, il semble bien que la Gestapo ne fut jamais très agissante en terme d'investigation et de repérage de l'"ennemi objectif" que tout totalitarisme ne peut s'empêcher de traquer et d'éradiquer. En fait, il apparaît même assez nettement qu'elle se contenta dans la plupart des cas de s'appuyer sur un tissu assez développé d'anonymes agissants, dénonciateurs assumés autant que corbeaux masqués, et de structures partisanes institutionnalisées par le régime hitlérien (dénonciations émanant de membres des Jeunesses Hitlériennes, de membres des S.A, voir de l'Organisation Todt...). En ce sens, même si une large publicité fut constamment entretenue autour de la radicalité répressive de l'organe, il n'en demeure pas moins qu'une large part de la population adhéra, voir accepta de contribuer, à la mise en place de sa politique agressive de remodelage de l'individu et, partant, de la société dans son ensemble. Ainsi donc l'Allemand moyen, ce citoyen lambda censé incarner une normalité apaisée, ne se priva pas de participer aux pires actes de prédation et d'élimination perpétrés par un pouvoir par essence pervers. Car, s'il ne manquait jamais de craindre la Gestapo, les SS, le SD, et l'ensemble des organes nationaux-socialistes, il ne rechigna pas non plus à collaborer, voir à devancer les désirs des nouveaux maîtres du corps politique. A ce niveau de l'analyse, nombre de statistiques, toutes issues de rapports locaux d'activités, viennent malheureusement confirmer cette nouveauté interprétative qu'il apparaît par conséquent plus difficile de contester et qui, en définitive, ne peut donc qu'être considérée comme valable.

Pourtant, si l'on accepte cette remise en cause de la vision historiographique traditionnelle de ce que fut le nazisme en action, une interrogation persiste toujours : quelles purent être, dans un tel contexte, les motivations profondes de ceux, forte minorité agissante, qui consentirent à s'inscrire au cœur d'un processus de surveillance généralisée et de délation institutionnalisée ? Robert Gellately nous livre à ce niveau son analyse justificative en se prévalant d'une visible pluralité des intentions. La volonté de soutenir la nouvelle Allemagne ou de se conformer à la vision de son Führer omniscient, donc un soutien d'ordre politique, entre bien entendu en ligne de compte. Mais, au regard des détails de chaque dossier et de manière surprenante, il ne semble pas que cette attitude fut la plus répandue ; les motivations majoritaires ressortant en définitive d'un désir de conforter une position sociale, d'une jalousie envers un tiers ou, enfin, de conflits d'ordre personnels, voir familiaux ou matrimoniaux. Toutes choses qui ne signifient nullement une adhésion pleine et entière aux idéaux pervers promus par une infrastructure étatique à la botte des nazis mais témoignent bien plutôt de la cupidité et de l'amoralité profonde d'individus depuis longtemps rompus aux règles d'un arbitraire totalitaire parvenu au faite de sa puissance.

En fin de compte, les conclusions portées par cette étude permettent d'émettre l'hypothèse que les relations entre État totalitaire et peuple ne sont pas toujours aussi univoques que l'on pourrait à priori le supposer, que la terreur n'est jamais la seule arme à la disposition des dirigeants fascistes et qu'ils ne peuvent même se dispenser de recueillir un minimum d'adhésions actives, voir d'établir un consensus auquel participent finalement la grande majorité des membres du corps social. Mais, ce qui est encore le plus marquant dans le renouvellement de la vision du complexe répressif nazi induit par le travail de Robert Gellately, c'est l'existence d'une convergence évidente avec les conclusions de nombreuses autres études historiques récentes, portant, elles, sur d'autres problématiques liées au totalitarisme national-socialiste et s'appuyant aussi sur des sources d'une toute autre nature (cf. Götz Aly, "Comment Hitler a acheté les Allemands"). Toutes tendent en effet à mettre en lumière, de l'avènement du pouvoir fasciste à sa chute cataclysmique finale, le développement d'un État populaire original alliant contraintes répressives et implication active de pans entiers de la société. Constat qui pose, en définitive, un questionnement inédit en ce qu'il ouvre un immense champ de recherche, celui des origines du totalitarisme. Démocratie ? Conservatisme réactionnaire ? Gauche ? Droite ?

La question demeure posée. On peut même sans crainte affirmer qu'elle trouvera de nombreux prolongements. Pour cette raison seule, l’œuvre de Robert Gellately mérite de se voir prise en considération, analysée et naturellement dépassée.

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