Saul Friedländer, "L'Allemagne nazie et les Juifs, les années de persécution"

Publié le par comprendreletotalitarisme

Les années de persécution

 

- "L’Allemagne nazie et les Juifs, les années de persécution" (Tome I), Saul Friedländer, édition du Seuil, collection Points Histoire.

 

Détailler la substance des relations ayant lié le national-socialisme rédempteur à la composante juive de l'identité européenne peut sembler hors de portée. Il demeure en effet difficile de saisir en détail des processus par essence profondément complexes, ne serait-ce qu'en raison de la multiplicité des situations et de la grande variabilité des circonstances locales, régionales, voir globales. En outre, il n'exista pas non plus un type identifiable de bourreaux nazis mais plutôt une infinité de manière de s'intégrer individuellement aux diverses étapes d'un programme multiforme ayant débouché in fine sur l'extermination industrielle de l'individu. Constats qui, en définitive, incitent chaque chercheur à développer une approche personnelle du phénomène et, de fait, à y appliquer une grille de lecture originale privilégiant une perception plus ou moins politisée, plus ou moins sensible aux influences économiques, voir plus ou moins intransigeante en matière d'interprétation de l'attitude du peuple allemand.

Saul Friedländer, historien israélien lui aussi porteur d'un projet de compréhension approfondie du phénomène génocidaire, dont il fut d'ailleurs l'une des victimes, n'échappe pas à la règle. Son vécu personnel d'une part, sa volonté de mettre en lumière le fil directeur même de la politique exterminatrice menée par le national-socialisme d'autre part, contribuent en effet à le singulariser dans le sens où il se positionne clairement parmi les tenants d'une approche intentionnaliste du phénomène. En résumé, il tend à interpréter le processus d'extermination industrielle comme l'émanation directe d'une conceptualisation et d'une planification précoce menée par une élite politique parfaitement conscience des conséquences inhumaines de ses actes. En ce sens, il semble se démarquer de l'angle d'analyse promu par d'autres confrères, tel Christopher R Browning ("Les origines de la Solution finale") qui, lui, insiste plus largement sur la dimension collective, et quelque part systémique, du processus.

Pourtant, à la lecture de la première partie de cette oeuvre de Saul Friedländer, son positionnement intentionnaliste apparaît bien moins évident. Il est vrai qu'il s'attache en tout premier lieu à décrire et à expliciter le contexte historique présidant à la montée de l'antisémitisme en Allemagne. Ce qui l'amène tout naturellement à embrasser l'ensemble de la société de l'époque, et notamment à étudier l'attitude des élites dirigeantes qui adhérèrent massivement au programme hitlérien, et ce en dépit de son antinomie par rapport aux canons de la morale nobiliaire, et même bourgeoise, traditionnelle. Ceci effectué, il apparaît alors plus évident de définir une des composantes essentielles de la nouvelle éthique socio-politique, à savoir sa visée clairement rédemptrice, cette "weltanschauung" appelée à remodeler une conscience européenne perçue comme trop longtemps imprégnée d'un libéralisme juif pervers ; ce dernier finissant à la longue par être invariablement présenté sous les traits d'une négation absolue de la culture germanique, par définition foncièrement vertueuse, mais qui, fragile et vulnérable aux influences pernicieuses, aurait besoin d'être protégée de toute contamination avilissante. Premier pas, presque imperceptible, qui pousse à l'institutionnalisation de multiples formes de ségrégation : stigmatisation vestimentaire (la fameuse "étoile jaune"), exclusion de pans entiers de l'espace public, de l'espace professionnel, de l'espace culturel... Le tout débouchant logiquement sur une ghettoïsation pure et simple des éléments racialement divergents.

A ce stade, du fait même de la structuration qu'il adopte pour son exposé, l'historien semble admettre que ces derniers avatars du racialisme hitlérien peuvent aussi constituer une étape cohérente d'un processus plus vaste, quoi que toujours en devenir, n'ayant pas encore exploré, ni même conceptualisé, toutes les potentialités en matière de gestion du problème des minorités. En définitive donc, cette ouverture inattendue sur des approches plus volontiers fonctionnalistes du phénomène génocidaire contribue à rendre fécond l'effort analytique impulsé par Saul Friedländer. Et, quoi qu'il en soit, c'est au minimum un trait d'union qu'il trace ici entre deux écoles, souvent antagonistes, quant à l'interprétation d'ensemble des pires traits du totalitarisme européen. Lien en construction qui ne peut que se révéler éminemment profitable. Surtout s'il permet de nuancer, et surtout de dépasser, oppositions, querelles de chapelle et polémiques auparavant irréductibles.

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